« Quand j’y pense, quelle trajectoire inouïe ! »
Par Nina Desesquelle
Mon histoire avec RFI commence il y a bien longtemps à Moscou. Adolescente, je posais un transistor sur le rebord de ma fenêtre et j’ajustais l’antenne pour capter au mieux les émissions d’une radio française, trouvée par hasard dans le bourdonnement des ondes courtes. En URSS, la notion de fréquences radio était un sujet tabou, l’idée même d’écouter les émissions des pays de l’autre côté du «mur» était proscrite. Alors, ce petit transistor, vendu pourtant légalement, devenait l’instrument d’une vertigineuse transgression.

J’écoutais la France, la vraie, en direct ! « Ici Paris, vous écoutez RFI, Radio France Internationale », confirmait la voix sympathique. Et ma pièce et mon ciel gris d’hiver moscovite recevaient les bulletins d’informations, le décompte de secondes par la clochette du jeu des Mille francs, la musique, les spectacles… toute la vie française.
Trop vite pour comprendre, trop différent pour saisir la logique. Alors j’ai commencé à enregistrer le flux des émissions sur un petit magnétophone à cassettes pour déchiffrer par écrit. Mais le son fluctuait. Et j’ai appris à bouger le petit poste dans l’air pour suivre l’onde. Radio France Internationale est ainsi devenu une radio en trois dimensions.
Soudain, un micro RFI
RFI est réapparue dans ma vie d’une façon étonnante pendant le putsch antidémocratique d’août 1991. J’ai vu un micro siglé RFI surgir de la foule place Dzerjinski, c’est-à-dire au milieu de la place du KGB.
Les Moscovites, médusés, fixaient l’énorme piédestal en granit rose au centre de la place. La statue de Felix Dzerjinski, le fondateur de la machine répressive soviétique, s’était évaporée. Mais le sinistre bâtiment du KGB était toujours en face, écrasant par le volume. Et dans la foule, il y avait bien des personnages aux traits tirés avec des appareils photo professionnels qui mitraillaient tous ceux qui prenaient la moindre initiative.

L’homme au micro siglé RFI s’avance vers moi et me demande en anglais mon sentiment devant cette place dépouillée de sa statue. Car le moment est historique: les résistants au putsch, mobilisés par le très populaire futur président de la Fédération russe Boris Eltsine, semblent gagner.
Mon anglais est nul, j’ai toujours préféré le français. Mais RFI, serait-ce Radio France Internationale ? Je tente ma chance : « Je peux vous le dire en français, si vous préférez ». Et j’affirme que, captif des putschistes, Gorbatchev, bien que de retour à Moscou de sa datcha de Crimée, ne reviendra jamais au pouvoir. C’est ce qui s’est passé ensuite. Et c’était le luxe de partager avec le micro de la radio de mon enfance le sentiment profond d’une époque en transformation.
Le putsch avorté, l’URSS entre dans un tourbillon de changements politiques intenses. L’Union soviétique éclate. Les États indépendants, dont la Russie, évoluent sur fond d’une crise économique sans précédent. Nos parents, qui ont grandi à l’époque des répressions staliniennes et de la famine de la guerre, font des stocks de sel, de sucre et de pâtes, l’angoisse au ventre. Nous, enfants de l’époque stable et étouffante du socialisme dit « développé », étions heureux d’avoir empêché le putsch. Nous avions l’impression de prendre possession de notre vie.

Entre-temps, mon intervieweur de la place du KGB est revenu à Moscou. Début décembre 1991, Daniel Desesquelle, le journaliste de RFI, m’engage comme traductrice. Je m’applique à rendre intelligible le difficilement explicable : cet éclatement de l’URSS après la « parade des souverainetés » qui avait balayé les ultimes efforts de Gorbatchev pour sauver l’URSS par un nouveau traité. Et j’observe le journaliste raconter au téléphone, dans son papier, que les accords de Belovej du 8 décembre 1991 enterrent les espoirs de Gorbatchev. Le 25 décembre, le lanceur de la perestroïka démissionne. Le drapeau soviétique disparaît du Kremlin. L’URSS n’existe plus.
Une fixeuse face aux babouchkas
La libéralisation brutale des prix décidée par Eltsine et son premier ministre Gaïdar provoque une hyperinflation et un appauvrissement massif et brusque. Après les magasins vides, les étalages croulent soudain sous des produits jamais vus : pattes de crabes du Kamtchatka, caviar… tandis que l’épargne des familles est anéantie et que les produits de base deviennent hors de portée.
De nouveau, des Moscovites stupéfaits s’accumulent dans les rues. Je me souviens du regard froid et indigné des dames âgées — les babouchkas — refusant de témoigner au micro d’un journaliste français et me demandant si je n’avais pas honte d’exposer leur désarroi à un étranger. Pour elles, j’étais une traîtresse : je leur faisais perdre la face. Il m’a fallu apprendre à passer outre mes émotions pour être fixeuse.
A Moscou, aux côtés des envoyés spéciaux de RFI, Daniel Desesquelle puis Jean-Frédéric Saumont, j’observais la transformation de mon pays qui adoptait des lois « révolutionnaires » — fin de l’internement psychiatrique forcé des opposants, légalisation de la privatisation des entreprises d’État et de l’entrepreneuriat. Et je découvrais en spectatrice la réalité du métier de journaliste.

Et puis, je débarque à Paris où je découvre RFI à la Maison de la Radio : ses couloirs, le rush d’avant l’antenne, le café d’après, les studios, les techniciens qui disent « je vais te faire une jolie voix ». En mars 1994, l’intervieweur de la place Dzerjinski devient « mon Daniel »… et moi, je deviens pigiste à RFI.
Quand la Russie séduisait l’Europe
Depuis la rédaction russe, avec vue sur la tour Eiffel, j’explique à mon tour la France à de jeunes auditeurs de l’ex-URSS. C’était un temps incroyable, d’ouverture tangible. Les messages arrivent de tout l’espace post-soviétique, les auditeurs appellent, les contacts s’étendent jusqu’aux régions les plus reculées, de Saint-Pétersbourg à l’aéroport semi-militaire de Barnaoul. Au même moment, les maisons de luxe nous contactent pour rappeler leurs liens historiques avec la Russie des tsars. La Russie, vaste marché potentiel, séduit l’Europe.
J’y retourne en 2007 comme journaliste française, lors de la visite du président Sarkozy. Vladimir Poutine y défend alors, devant son homologue, « la spécificité des droits de l’homme » en Russie. Le pays compte soixante milliardaires, tandis que la première fortune russe, Mikhaïl Khodorkovski, est emprisonné depuis quatre ans et qu’Anna Politkovskaïa, journaliste célèbre, vient d’être assassinée.
Les meurtres de l’avocat Stanislav Markelov et de la journaliste Anastasia Babourova au centre de Moscou en janvier 2009, puis de Natalia Estemirova à Grozny six mois plus tard, confirment qu’informer et défendre les droits peut coûter la vie. Dans le même temps, la France décide de fermer l’essentiel de ses rédactions en langues d’Europe de l’Est.
Se battre pour RFI
Naturellement, j’ai appuyé le mouvement de grève. Et puis j’ai été désignée déléguée syndicale du Syndicat National des Journalistes (SNJ)— pour moi qui écoutait RFI à Moscou, une responsabilité inimaginable. Mais cela me permettait aussi de participer aux délégations de RFI chargées de rappeler aux parlementaires et aux ministères, alors convaincus que « Poutine est un démocrate », que l’accès à une information libre restait fragile dans de nombreux pays de l’Est.

Aujourd’hui, la guerre en Ukraine dure depuis bientôt quatre ans, la Russie s’est refermée et, jusque dans une Union européenne élargie, l’information fiable redevient un enjeu.
Trente ans après ma première visite dans les murs de RFI, les ondes sont devenues numériques, mais rien n’a vraiment changé : entre ceux qui tendent l’oreille et ceux qui tendent le micro, l’information reste essentielle au-delà des frontières.
Lire l’article de Daniel Desesquelle racontant à sa manière ces évènements, dont sa rencontre avec Nina : Moscou 1991, un putsch et une rencontre.
L’auteure

Nina Desesquelle
Née en août 1962 à Moscou (Urss)
Diplômée de l’Université linguistique d’Etat de Moscou en 1987
Chercheuse en relations internationales puis traductrice et interprète jusqu’en 1993.
Journaliste à la rédaction russe de RFI depuis 1994 et correspondante pour Litératournaya gazeta (jusqu’en 2000) et la chaîne publique russe Radio Rossii (jusqu’en 2005)








































Laisser un commentaire