« J’ai assisté à la fin de l’apartheid »
par Anne Dissez
Alger, décembre 1993. J’habite sur les hauteurs de la ville et le spectacle est grandiose. Tôt ce matin-là, un coup de téléphone de l’ambassade : « Vos papiers ne sont pas appréciés des autorités, il devient difficile d’assurer votre sécurité. Bref, qu’avez vous l’intention de faire ? »
Attendre que ces autorités me le signifient. Ce qui n’a pas tardé. Mon accréditation n’a pas été renouvelée au 1er janvier, je fais donc mes bagages et je rentre à Paris. Je quitte l’Algérie en pleine guerre civile, très triste, préoccupée car plus aucun journaliste étranger n’obtient de visa. Six mois auparavant, Georges Marion, correspondant du Monde, a été expulsé. Après mon départ, il ne reste plus que le patron du bureau de l’AFP.
Je passe quelques semaines à Paris, avec ma famille, mes enfants, mon premier petit-fils, né juste avant mon départ en Algérie. RFI m’envoie en Afrique du Sud où j’atterris en février 1994. A peine descendue d’avion, avec Pascale Chelet, ma prédécesseure et Laurence Mazure, avec qui je partage cette correspondance, nous traversons Soweto. A toute allure, comme tout ce que fait Pascale. Je ne cache pas ma frayeur, d’un accident, bien sûr, mais surtout de sa voiture jaune, une Volkswagen… comme celles de la police. Soweto est peut-être plus calme qu’Alger, mais les tensions sociales et politiques y sont néanmoins très perceptibles.

Ainsi commence mon long séjour en Afrique du Sud. Si riche, si émouvant. Dans le passé, j’ai un peu travaillé aux cotés du mouvement anti-apartheid et mon émotion est grande de me voir implantée dans une réalité qui m’avait été interdite.
Mais pas question de m’apitoyer sur mes émotions. La situation est trépidante, les faits les plus contradictoires se succèdent démontrant, s’il en était besoin, leur complexité. Heureusement, j’ai à mes cotés Laurence et son immense connaissance du pays dans lequel elle a vécu les plus douloureux moments de l’apartheid. Elle fut pour moi une collègue avertie et nous avons entamé là une amitié toujours présente.
Avec elle, au cours d’un reportage dans le Natal en feu, une ou deux semaines avant les élections, nous avons un peu trop trainé dans le township. Plus possible d’en sortir, il était hérissé de barricades. Heureusement, des jeunes militants de l’ANC (Congrès National africain ou African National Congress, le parti de Nelson Mandela) nous tirent d’affaire. A cette époque, dans le Natal, lorsqu’on frappait à une porte, on demandait, « Mandela ou Buthelezi (leader Zoulou et fondateur de l’Inkhata) ». Et il fallait donner la bonne réponse.
La situation était très violente, tout le temps. Je me sentais souvent en insécurité, plus encore qu’en Algérie. Pourtant, j’allais vivre en Afrique du Sud les plus grands moments de ma vie de journaliste.
Un moment planétaire
C’était une belle journée de l’automne austral, ce 10 mai 1994. Après deux
semaines de tension extrême où tout semblait pouvoir être remis en cause.
Les journalistes et les responsables des partis couraient d’un centre de dépouillement à l’autre à la recherche des cartons, juste fermés par des bandes de papier collant, contenant les bulletins de vote. Jour après jour, l’attente des résultats qui ne venaient pas.
Quel contraste avec ces journées du 27 au 29 avril, les jours des élections. La conscience de vivre un moment historique, voire planétaire. Les files interminables devant les bureaux de vote, dans les townships comme dans les banlieues chics et blanches des grandes villes où patrons blancs et domestiques noires se faisaient des politesses pour mettre le premier son bulletin dans l’urne. Un moment exceptionnel d’unité des Sud-Africains dont ils n’ont jamais retrouvé l’intensité depuis.
L’organisation de ce scrutin a été une véritable prouesse. Il a fallu constituer des listes électorales, c’était la première fois que tous les Sud-Africains votaient ensemble. Beaucoup de Noirs n’avaient aucun document d’identité. Pendant les années d’apartheid, leur seul document officiel – imposé – était un « pass », une sorte de passeport intérieur qui justifiait leur présence en zones blanches.

Nelson Mandela devient donc le premier président noir de la République sud-africaine. A ses côtés, deux vice-présidents, Thabo Mbeki, secrétaire général de l’ANC, et Frederick de Klerk, dernier président blanc, qui a conduit à la tête du Parti national (NP, National Party) le processus de sortie de l’apartheid.
Les tâches de ce gouvernement sont immenses. Il faut changer, mais aussi redresser
économiquement le pays. A la fin de l’apartheid et malgré l’utilisation d’une force de travail à très bas coût, le taux de chômage ne cesse de croître et les chiffres de la croissance avoisinent la récession.
Mais pour ce jeune gouvernement, si puissant, si fragile, l’essentiel est politique. L’heure est à la construction de l’unité. Un paradoxe ! Car bien souvent les débats dans ce gouvernement n’étaient qu’un un mix de compromis et de rapports de force. La tâche est si ardue qu’elle vient à bout de la lune de miel qui régnait, du moins en apparence, entre l’ANC et le Parti national avant le scrutin d’avril. Au lendemain du vote sur la nouvelle constitution, sous la pression de son électorat, Frederick de Klerk annonce le retrait de son parti du gouvernement d’unité nationale ainsi que des
gouvernements provinciaux.
La chance d’être là
L’image des deux lauréats du prix Nobel 1993, Nelson Mendela et Frederick de Klerk, est quelque peu écornée. C’est dans ce contexte que s’ouvre la Commission Vérité et Réconciliation (TRC, Truth and Reconciliation Commission). Pour Nelson Mandela il fallait briser les secrets, établir une mémoire commune et surtout trouver une voie médiane entre une inacceptable amnistie général et une chasse aux sorcières. Pendant plus de deux ans, 380 cas graves de violation des droits de l’homme seront identifiés entre 1960 et le 27 avril 1994, 21.300 victimes auditionnées. La douleur de leurs témoignages a bouleversé l’Afrique du sud toute entière, la replongeant dans les années les plus sombres.
Retour au 10 mai 1994. La belle journée d’automne s’est achevée, la foule bigarrée a commencé à se disperser. Tous sont un peu grisés par les interminables discours politiques, mais tous aussi confiants dans l’accomplissement d’un grand pas vers une « vie meilleure pour tous ». Dès lors, certains collègues font leurs bagages en route vers d’autres situations, plus douloureuses, rarement optimistes.
Je les regarde partir et je me dis, comme cela m’est arrivé souvent en Afrique du Sud, que j’ai de la chance de rester et de couvrir une situation qui connaîtra inévitablement beaucoup d’embûches, mais dont la qualité des acteurs la sauvera du pire. C’est encore mon sentiment, plus de trente ans après la fin de l’apartheid.
Avec Catherine Deneuve à Soweto
Durant cette période où la joie se mêlait à l’inquiétude, je vivais dans une maison à l’histoire improbable, une des dernières maisons coloniales entre Johannesburg et Soweto, appartenant à une femme blanche, une des propriétaires de la mine d’or voisine. Elle en avait fait cadeau à des artistes noirs. Comme si, elle-même artiste à ses heures perdues, se dédouanait inconsciemment des douleurs infligées aux mineurs de fond. Elle s’appelait Franka et nous étions devenues amies, malgré tout.
La maison avait pour nom Amakono Art Center. Marie-Laure de Decker (photographe et photo reporter) qui m’y avait rejointe m’avait demandé : « Penses-tu qu’on puisse accueillir Catherine Deneuve à Amakono ? Je lui ai raconté l’histoire du centre, elle est enthousiaste à l’idée d’y passer une semaine ».
Première réaction : il va falloir faire un ménage d’enfer ! Avec Marie Laure on explique qui est Catherine Deneuve, et c’est la mobilisation générale. Résultat, Amakono devient en quelques heures présentable. Catherine n’avait pas l’intention de perdre du temps. Pas de visite à l’Ambassade, politiciens évités. C’était direct Soweto dans une classe dont Sifisso, un artiste d’Amakono, était l’instituteur ainsi que l’animateur d’une troupe de théâtre dans son école. Et l’actrice a fait une masterclass parfaitement comprise par les acteurs en herbe.
Pendant ces quelques jours, autour de la grande table dans la belle cuisine qui était notre lieu de vie, nous avons parlé Catherine, Marie-Laure et moi de l’histoire de l’Afrique du Sud, de ce pays qui nous fascinait. Nous sommes allées dans la prison de Soweto, grâce au Père Lafont, curé d’une des églises de l’immense cité noire. Nous avons circulé sans fin toutes les trois dans Johannesburg et Prétoria, racontant la ville et l’oppression de l’apartheid.
Puis, ce 10 mai au matin, alors que nous nous étions tous égayés dans différentes directions, Catherine est apparue, tailleur blanc et chignon banane. Une voiture est venue la chercher et le lendemain elle repartait. Je n’ai jamais su si elle avait rencontré Mandela.
L’auteure

Anne Dissez
Née en 1943 à Bayonne
Correspondante à Alger de février 1990 à janvier 1993 pour RFI et La Croix.
Correspondante en Afrique du Sud de 1993 à 1996 pour RFI
Correspondance diverses à Radio France, l’Huma, La Croix, Le Monde …
Février 2005 retour en France
Lancement du journal Lenaka Info, construit sur le modèle Courrier International, mais consacré uniquement à l’Afrique australe.
Traduction d’articles de presse locale et des papiers d’amis sud-africains.








































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