La révélation de la culture noire
par Michèle Rakotoson
Fut une époque où on ne parlait pas encore de « francophonie », une époque où la culture noire, celle de l’Afrique, mais aussi des Antilles et de l’Océan Indien sortait de la zone d’ombre dans laquelle elle avait été plongée. Ce fut une époque charnière que les critiques de la littérature africaine d’expression française ont qualifiée de « tournant », celui du « conflit » entre les défenseurs de la tradition et les partisans de la modernisation de l’Afrique. Deux femmes jouèrent un rôle clé dans cette histoire. Toutes deux travaillaient à RFI. Elles s’appelaient Françoise Ligier et Jacqueline Sorel.
Ces deux femmes ont accompagné l’émergence d’une prise de conscience de l’originalité africaine, après des décennies de colonisation et de « déni ». Elles ont donné à entendre, partout dans le monde les voix, les chants, la parole, les mémoires du continent et des îles alentours, en utilisant la radio, d’abord l’OCORA, puis RFI en 1975. Le travail fut réfléchi et acharné, et chaque détail était soupesé. Concours, émissions, interviews, débats furent créés, dans une programmation exemplaire.
En 1967, Françoise Ligier, qui dirigeait alors les programmes africains de l’Office de coopération, avait créé le Concours théâtral interafricain, le Concours de nouvelles en 1971, et en 1981 le Prix Découvertes RFI, qui visait à mettre en avant, chaque année, les nouveaux talents musicaux du continent. Le service de coopération de RFI produisait une trentaine d’émissions à dimension culturelle – théâtre, musique, littérature – et organisait des dizaines d’évènements sur le continent.
Une adolescente sur son île au bout du monde
L’écrivaine que je suis devenue leur doit beaucoup. Je me souviens de l’adolescente que je fus, au fin fond de son île du bout du monde, qui écoutait les voix d’Edouard Maunick, de Guy Menga et même de Maryse Condé, qui racontaient les nouvelles écrites par, entre autres, Ousmane Sembène, Mongo Beti, ou écoutait les pièces de théâtre de Maxime Ndebeka ou Tchicaya U Tamsi.

Tous ces textes parlaient de son monde à elle, narraient son univers, elle qui au lycée ne savait rien du Mangoro et de l’Ankaratra, ne savait pas situer le Niger et le Cameroun mais savait par cœur le Mont Blanc, la Seine, le Rhône et la Garonne, ces grands fleuves du « plus beau pays du monde » !
En effet, toutes ces émissions et textes étaient diffusés sur le continent grâce aux radios partenaires.
« Françoise Ligier, une tornade qui entraînait tout sur son passage »
Françoise Ligier, c’est une tornade et une boule d’énergie qui entraînait tout sur son passage. Gare à celui ou celle qui renâclait. Elle a contribué à faire connaître une multitude d’artistes sur la scène internationale. Quand j’ai intégré le service Découvertes, j’ai côtoyé Sony Labou-Tansi, Koffi Kwahulé, Jean-Luc Raharimanana et tant d’autres.
Je me souviens encore de la voix et du rire sonore de Manu Dibango dans son bureau, de la haute silhouette d’Ahmadou Kourouma, de la discrétion et de la politesse de Francis Bebey. J’ai entraperçu des musiciens comme Habib Koïté ou Clément Masdongar qui étaient ses amis.
Un travail monumental
Le service « Découvertes » était tout un univers, culturel mais aussi humain. Je ne peux qu’exprimer mon respect pour la manière dont Françoise s’est démenée pour sortir Kossi Efoui des geôles en 1993, le faire venir à Paris et, avec Annick Beaumesnil, lui permettre de démarrer une belle carrière : la pièce Carrefour jouée à l’Alliance Française, l’introduction au Seuil…
Le travail fut monumental. Du propre aveu de Kossi Efoui, le Prix du Concours Théâtral Interafricain organisé par RFI lui « sauva la vie » et il ne fut pas le seul… Etant devenue la bête noire du président Ratsiraka, avoir gagné ce même concours pour Sambany me permît de venir à Paris et d’entrer à RFI !
Pour nombre de jeunes auteurs de cette génération, les deux Prix Théâtre et Nouvelles les protégèrent, grâce aux nombreux partenariats avec des maisons d’édition, des théâtres, des radios, des festivals. Des jurys d’une intégrité sans faille faisaient que les pièces et les nouvelles sélectionnées étaient de qualité, et les concours devenaient ainsi des sources de talent incontournables…
De fait Françoise Ligier avait créé tout un réseau culturel multiforme. Un seul exemple dans les années 2005, le Concours de nouvelles interafricain, devenu Les inédits de RFI-ACCT (Agence de coopération culturelle et technique), recevait plus de six mille textes francophones venant de 90 pays. Tout avait été lu et trié.
« Silhouette fine, très intellectuelle vieille France, Jacqueline Sorel faisait entendre l’Afrique en France »
Dans un chemin parallèle et complémentaire à la sienne, Jacqueline Sorel contribua aussi à la naissance de ce que fut Radio France Internationale et dédia sa carrière à l’Afrique. Là où l’une découvrait et promouvait les talents, la seconde classait, cherchait, analysait documents et enregistrements, et donnait à entendre les grands témoins en créant des disques, des cd, en publiant des ouvrages, inlassablement.
Silhouette fine, très intellectuelle « vieille France », elle aussi faisait entendre l’Afrique en France et surtout avait redonné sa mémoire au continent. « Il m’est tout de suite apparu que les Africains devaient reprendre en main leur Histoire » disait- elle.
Et elle eut l’idée de l’émission Mémoire d’un continent dont elle confia la réalisation d’abord au professeur Ibrahima Baba Kaké puis, au décès de celui-ci, au professeur Elikia M’Bokolo. L’émission proposait des portraits de grandes personnalités africaines, conviait à son micro les historiens africains de passage en France. « Je jouais alors le rôle d’hôtesse d’accueil ! », souriait-elle en évoquant cette période de sa vie… L’émission était enregistrée et envoyée aux radios africaines, lesquelles contribuaient et suggéraient des sujets.
On lui doit d’autres émissions diffusées en Afrique francophone grâce aux radios partenaires – dont Mille soleils avec la voix de feu Théogène Karabayinga, au micro duquel défilaient les auteurs, les metteurs en scène, les essayistes, les musiciens, parlant de l’autre Afrique, celle de l’engagement intellectuel et de la création.

Toujours soucieuse de garder la mémoire, Jacqueline Sorel avait transcrit des archives radiophoniques, gravé plusieurs disques vinyle de ces Voix de l’écriture qui proposaient des interviews d’écrivains par d’autres écrivains. Toute une époque y défilait : Senghor, Léon Gontran Damas, Aimé Césaire, Birago Diop, Cheikh Hamidou Kane, Tchicaya U Tam Si, Jacques Rabemananjara qu’elle m’avait demandé d’interviewer. Parmi les intervieweurs se trouvaient également Edouard Maunick, Daniel Maximin, Maryse Condé…
Le travail fourni était fabuleux et la discrétion avec laquelle il fut fait laisse admiratif.
Ce fut là, la genèse de tout un mouvement intellectuel qui analysait les racines, expliquait la réalité du moment avec la distanciation nécessaire. Merci à elles, qui ont fait la preuve de ce que « service public » doit être, avec passion et dévouement. Ce fut toute une époque, d’une effervescence hors pair. Ces deux femmes y ont œuvré et ô combien !
En écrivant cet article, je ne peux que m’interroger sur les freins idéologiques et financiers qui ont entravé la progression de ces travaux monumentaux. Et au-delà, permettez-moi de me poser la question de savoir si la reconnaissance aurait été plus facile si ces deux pionnières avaient été des hommes. Et encore plus loin, jusqu’où va le déni de la force intellectuelle de l’Afrique.
Les questions sont posées, le flambeau est sûrement passé, mais qu’un hommage soit rendu à celles et ceux qui se sont battus et ont tracé des voies. Merci à eux.

En parallèle de ses activités d’enseignante et de journaliste, Michèle Rakotoson a publié de nombreux ouvrages, dont :
- Dadabe, recueil de nouvelles
- Le Bain des reliques : roman
- Elle, au printemps : roman
- Henoÿ, fragments en écorce : roman
- Lalana : roman
- Ambatomanga, le silence et la douleur, roman historique
- Madame à la campagne, chroniques
L’auteure

Michèle Rakotoson
Née en 1948 à Madagascar (Antananarive)
Journaliste à RFI de 1985 à 2008
Responsable des manifestations littéraires
Gestion du concours de nouvelles
Gestion du Prix Rfi-témoin du monde
Gestion des relations avec les auditeurs








































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