Dépaysement…
par Hervé Guillemot
Années 1987/88. Cinquième étage de la Maison de la Radio. Rédaction en français. 01h30 du matin.
Paris ne s’éveille pas encore que nous nous retrouvons pour les éditions matinales… Journalistes, dactylos, techniciens, femmes et hommes de ménage, chacun à sa tâche, concentré, à l’abri du tumulte frénétique de la journée, comme complices dans le calme de la fin de nuit… Bref, classique commando nocturne de l’info !
Quoique, à RFI, pas si classique ! Vers 03h00 du matin, nous nous donnons rendez-vous, Imogen, Barbara et moi pour une mini conférence de rédaction, en général dans leur bureau, un étage au-dessus. Au sixième en effet, les lumières sont elles aussi allumées à la rédaction anglaise… Mes consœurs préparent de leur côté leurs propres éditions matinales. Mais spontanément, nous avons institué ce rapide moment informel pour échanger sur nos hiérarchies respectives de l’actualité, mieux comprendre…

Ah, ce sixième étage de la Maison de la Radio, entre les Portes F et D ! A la fois monde à part… et monde à part entière de la radio. Monde à part car les rédactions sont en ces temps-là plutôt cloisonnées et les relations complexes entre des services de langues très divers – une vingtaine – mais faisant front uni face à la toute puissance – globalement condescendante – du navire amiral en français qui a la fâcheuse tendance à rafler moyens, missions, promotions et parfois même légitimité journalistique…
Bienvenue à « Air FI ! »
En intégrant la rédaction française – info et magazines – je sais qu’au-delà des personnalités, des affinités, des amitiés et inimitiés, je suis dans un creuset de connaissances, d’expertises , voire de passions… C’est évidemment aussi vrai chez nos consœurs et confrères des rédactions de langues. Certes tous ne sont pas journalistes professionnels, mais à coup sûr ils ont des vécus singuliers. Et de fait, au sens propre du terme, ils/elles incarnent le « I » de International ! Quelle singularité, quelle richesse potentielle en nos murs, en nos studios… mais pas forcément alors sur notre antenne en français.
Ainsi, passées les premières années d’intégration, je crois pouvoir compter sur les doigts d’une main les semaines où je ne monte pas au sixième . Je grimpe les escaliers comme la rampe d’accès au couloir central d’une compagnie résolument multi-culturelle et multilingue, passant la tête à droite, à gauche, d’une région du monde à l’autre, sous les prétextes les plus légitimes (vérifier une info, la prononciation d’un mot) ou franchement futiles (comprendre les paroles d’une chanson ou parler d’un film en buvant un café ou autre – avec modération –, genre « Taverne d’Ali Babel ! »). Dépaysant, non ? J’ai en réalité à l’esprit, l’exigence d’une évidence : ouvrir mes micros à cet autre creuset de connaissances, d’expertise, etc… Ainsi, de RFI Soir aux Visiteurs du Jour, en passant par d’improbables émissions de week-end, très confidentielles (!) – Macadam ou Retour sur Info – je m’attache à ce lien amical et professionnel que je tisse d’un étage à l’autre. Les souvenirs se bousculent au portillon de ma mémoire. Trois en particulier…
Décembre 2003. Pour la fin de l’année, je propose à quelques responsables des langues d’inviter une personnalité française de leur choix pour un entretien d’une vingtaine de minutes au micro de Retour sur Info… Pour Stanko (rédaction serbe-et-croate), ce sera Jean-Pierre Vernant, historien, helléniste et ancien résistant, une pointure… Brillant ! Pour Barbel (rédaction allemande), Pauline Bebe, première femme rabbin à exercer en France… Passionnant ! Pour Alvaro (rédaction lusophone), Danielle Mitterrand… Il souhaite – entre autres – la remercier de l’avoir pris en stop du côté de Latché dans les Landes, dans ses premières années en France… Touchant et déroutant…
Déjà pour les 30 ans !
Janvier 2005. A l’occasion du trentième anniversaire, spécial « Retour sur ce monde multiple de RFI »… Des infos, des programmes en 20 langues, 20 rédactions, 350 journalistes et autant de parcours singuliers, d’histoires, du hasard de la vie ou de l’envie, de la survie, de déchirures et/ou d’exil forcé. Cinq émissions et au micro, une quinzaine de consœurs et confrères descendu.e.s du sixième pour dévoiler un peu de leur vie… Retour sur des passés pas simples du tout, très composés ou décomposés. En vrac…
- Mattei, né dans le nord de la Roumanie, non loin de cet « Est d’où venait le froid et le danger », journaliste, écrivain, poète et dramaturge, censuré par le régime Ceaucescu et l’un des auteurs (en français) les plus joués dans le monde francophone…
- Sophie, née à Pékin, ayant suivi ses parents dans la campagne pendant la révolution culturelle, mais ayant pu par la suite étudier le français à l’Institut des langues étrangères de Pékin et collaborer à un hebdo francophone avant de bénéficier d’une bourse pour l’ESJ de Lille… Ironie du sort, elle travaille désormais en chinois à Paris !
- Hugur, né à Istanbul, études au collège allemand et à l’université américaine d’Ankara, s’exile en France après le coup d’état de 1971. Une première vie chez Thomson puis un cursus en sciences politiques et journalisme, avant d’être contacté par RFI début 1993 pour lancer les émissions en turc. Sans rien négliger de sa passion la plus profonde : le jazz…
- Jean-François, né à Battambang, père chinois, mère cambodgienne, au croisement de deux cultures – confucianiste (« piété filiale et pragmatisme ») et bouddhiste (« détachement par rapport à la vie ») -, enfance marquée par l’affrontement républicain/khmers rouges, réfugié politique en France en 1981, après deux années de camp de réfugiés en Thaïlande.
- Alvaro, né à Porto sous dictature et guerre coloniale ; déserteur et clandestin en France après avoir échappé de peu à la guardia civil espagnole dans les Pyrénées puis à la Légion étrangère pour se retrouver à Paris, « sous les ponts… à 20 ans on supporte tout ! » Finalement, il y mène sa vie et fonde sa famille, mais ses « mains ont toujours senti la terre et la mer du Portugal »… Son accent aussi !
- Armand, né à ToneKabon, au bord de la Caspienne. Journaliste à la radio-télévision iranienne jusqu’à la révolution. Il prend alors le premier avion pour ne pas se retrouver devant un tribunal révolutionnaire. Direction Paris et des petits boulots – chauffeur de taxi – avant de piger pour des organes de presse persanophones et d’intégrer RFI …
- Maria Emilia, née à Rio de Janeiro, père origine portugaise, mère origine italienne, grand-père prof de français à Manaus ; jeune journaliste à la vie belle au bord de la mer du côté de Copacabana, mais avide de découvrir l’aventure et le monde… Alors cap sur l’Afrique, l’Europe, la France, une bourse Journalisme en Europe pour enfin rejoindre le monde de RFI…
Et puis il y en a tant d’autres à d’autres occasions – et pardon pour celles et ceux que je vais oublier – : Alejandro, Alexandra, Altin, Ann-Katherin, Chen, Christopher, David, Eric, Ehsan, Faranguis, Ian, Klara, Lek, Louisa, Philip, Piotr, Ramon, Rosslynn, Selami, Shala, Siri, Sputnik, Thai Quoc, Thien, Thongsy, Tudor…

10 octobre 2007. Journée spéciale consacrée à l’ouverture de la Cité de l’Immigration, porte Dorée à Paris. RFI installe ses micros dans le grand hall de l’ancien musée des Colonies, avec de nombreux « Visiteurs du Jour » dont un grand témoin de l’Histoire, Stéphane Hessel, ambassadeur de France, ancien résistant, « immigré moi-même, né allemand, naturalisé français à l’âge de sept ans ! »… et, comme de bien entendu, quelques journalistes de RFI, « venus d’ailleurs », enfin, d’au-dessus, du sixième étage, dont Barbara (oui, « la » Barbara des éditions du petit matin !). Elle nous réserve une belle surprise : en préparant ce rendez-vous, elle a remis la main sur le manifeste des passagers du « Duca d’Aosta », arrivé à Ellis Island, le 3 mars 1920, en provenance de Syracuse… d’où ont débarqué ses grands-parents, sa tante et son père, Pasquale Giudice, âgé de dix-huit mois. Vingt-quatre ans plus tard, Pasquale débarque à nouveau, mais cette fois sur la plage d’Omaha, où il reviendra, en vétéran, pour les cinquantième et soixantième anniversaires du Débarquement, avec la Légion d’Honneur et à ses côtés sa fille, italo-américano-française…
J’ai passé un peu plus de vingt-sept années à RFI, avec cette petite phrase de Romain Gary qui n’a cessé de trotter dans ma tête : « Il faut se dépayser pour comprendre… »
L’auteur

Hervé Guillemot
Né en 1950 au Maroc (Casablanca)
Journaliste à RFI de 1983 à 2010 dont
Présentateur, chef du service international, rédacteur en chef, producteur
Editions, Gros Plan, RFI Soir, Macadam, Retour sur Info, Les Visiteurs du jour








































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