2001, Kaboul malgré tout
par Medard (Med) CHABLAOUI
Le vendredi 10 novembre 2001, deux mois après l’attaque d’Al Qaïda sur les tours jumelles et le Pentagone, je suis parti avec Bruno Daroux pour couvrir la guerre en Afghanistan. Notre mission était d’aller à Kaboul en passant par le Pakistan.
Arrivés à Islamabad, on a pris le chemin de Peshawar, ville frontalière, pour y rejoindre nos collègues de RFI déjà sur place. Une fois installés, nous avons commencé à envoyer des infos à la rédaction à Paris.
Le 11 novembre, nous apprenons que notre consœur de RFI Johanne Sutton et deux autres journalistes, Pierre Billaud (RTL) et Volker Handloik (Stern, magazine allemand), ont été tués dans une embuscade des Talibans au nord-est de l’Afghanistan. Nous sommes bouleversés.
Le 12 novembre, deux des nôtres, proches amis de Johanne, Bruno Daroux et Patrick Adam, rentrent à Paris pour être présents aux funérailles. Je reste à Peshawar en attendant l’arrivée d’un autre reporter de RFI.
Le 13 novembre, les bombardements américains et alliés permettent l’avancée des troupes rebelles de l’Alliance du Nord, qui parviennent jusqu’à Kaboul.

Le 15 novembre je retrouve Antony Cross, journaliste de la rédaction anglaise de RFI, et Jean Piel, journaliste pigiste, correspondant à New Delhi. Nous travaillons ensemble : interviews de personnalités locales, carte postale de Peshawar, le tout envoyé par satellite à Paris.
Le lendemain, avec l’accord de la rédaction, nous commençons les démarches pour rejoindre Kaboul.
« Nous ignorons les périls de cette route »
Et puis, le 17 novembre, premier jour de ramadan, on a l’autorisation et l’escorte pour traverser la frontière afghane et les tribus pachtouns. Nous prenons la route vers 15 heures avec plusieurs médias, en convoi spécial. Nous sommes arrêtés plusieurs fois sur cette route. Avec les checkpoints et les contrôles nous n’arrivons à Jalalabad que vers 23 heures. Tout est fermé, évidemment, et le seul hôtel étant complet, un confrère danois nous permet de partager sa chambre pour la nuit. Nous nous retrouvons à sept personnes dans 16m2, sans couvertures, à dormir par terre.
Le 18 novembre, jour de mon anniversaire, réveil à 7 heures du matin, café, puis reportage à Jalalabad : Croix Rouge, micro-trottoir, et envoi au KB de RFI. Nous nous concertons avec les autres médias sur place pour décider de la suite, vu qu’il n’y a plus d’escorte pour Kaboul. La grande majorité décide d’y aller malgré tout. Alors nous aussi, une fois le travail achevé, nous partons vers la capitale avec Jean, Anthony, le fixeur-traducteur, et le chauffeur, un ancien commandant pachtoun qui a combattu la présence soviétique au nord de son pays.
Nous voilà donc en route pour cette traversée dont nous ignorons tous les périls. Cette route restait encore très dangereuse. C’est un axe de circulation sur lequel des groupes de bandits armés semaient la terreur en arrêtant les véhicules qui s’y aventuraient pour dépouiller leurs occupants, les voler et même les tuer s’ils ne collaboraient pas.
Les premiers contrôles sont très « sympathiques ». Ils sont assurés par les forces de l’Alliance du Nord, très coopératives. Ça nous rassure. Tout au long de l’après-midi, passer ces checkpoints en toute sécurité devient une routine.
Mais près de Kaboul nous finissons par atteindre un checkpoint tenu cette fois par des Talibans. Ils nous arrêtent, nous sortent violemment de la voiture en nous frappant avec leurs kalachnikovs. Il y a du sang partout. Après avoir franchi une petite rivière, nous sommes entraînés vers une colline, derrière des rochers, face à une petite grotte.
Nous sommes menacés, violentés. Je vois ma vie défiler à vitesse grand V. Je pense à Johanne et je suis persuadé que c’est la fin pour nous aussi. Les mains sur la tête pendant plusieurs heures, une kalachnikov dans le dos, les souvenirs défilent, ainsi que les pensées pour ma famille, mes proches, mes amis. Chaque seconde est une éternité. Nous avons tous le regard ailleurs.
« Il prend les 3.000 dollars, et il sourit »
Par un geste, un des Talibans me fait un signe pour me demander si j’ai de l’argent. Je lui indique que c’est dans ma poche. Il prend l’argent, 3.000 dollars, et il sourit. Ils repartent avec ce butin, en nous demandant de garder les mains sur la tête et de ne pas bouger. Nous devons rester sur place, sinon…
Nous sommes encore restés dans l’incertitude un long moment qui semblait interminable. Puis notre chauffeur, retenu au volant de la voiture pendant tout le temps où nous étions en haut de la colline, parvient à parlementer avec les bandits talibans. De là où il se trouve, en contrebas, il nous crie alors de le rejoindre. Les Talibans ont disparu.
Nous descendons la colline en courant. Nous traversons la petite rivière, il y a des cailloux partout. Nous rentrons enfin dans la voiture dans un silence de mort. Personne n’est capable de dire quoi que ce soit. Nous visages sont pâles. Blêmes. Des larmes coulent toutes seules. L’angoisse, la fatigue et l’inquiétude demeurent. Et c’est reparti pour les derniers kilomètres qui nous séparent de Kaboul.
Au même endroit, le lendemain, quatre journalistes seront assassinés dans les mêmes conditions… probablement par les mêmes Talibans.
Qu’est ce qui nous a permis d’en réchapper et pas eux ? Etait-ce notre chauffeur pachtoun ? L’argent que nous avions et qu’ils nous ont pris ? Le matériel ? La chance ? Nous ne le saurons jamais.
Arrivés enfin à Kaboul, notre travail continuera. Et une autre histoire commencera…
L’auteur

Medard Chablaoui
Né en 1956 au Maroc (Fès)
Technicien à RFI de 1985 à 2022
Différentes fonctions dont
35 ans au service reportage








































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