Donner la parole aux écrivains
par Catherine Fruchon-Toussaint
Parler de la place de la littérature sur RFI c’est évoquer en premier lieu Cella Minart. Voix unique de la radio, on lui doit dès les années 70 des entretiens avec les plus grands auteurs de l’époque : Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute, André Malraux et Eugène Ionesco entre autres.
Comme ce dernier, Cella est originaire de Roumanie et à ce titre, elle a aussi été la première rédactrice en chef de la section roumaine créée à RFI en 1985. Mais quand je la rencontre, elle est à la tête de l’émission hebdomadaire “Fréquence Lire” qui chaque semaine s’ouvre sur cet improbable générique venu tout droit du Brésil, son troisième pays de cœur, une samba dansante et entrainante qui annonce un ton décalé qui n’appartient qu’à elle. À la recherche d’un stage pour finaliser mon DESS, je l’appelle le 14 février 1992, elle me dit oui tout de suite et me convoque pour le lundi suivant. Un vrai coup de cœur ! Depuis je n’ai plus jamais quitté RFI, ni Cella que je vois régulièrement, toujours aussi vive malgré son âge avancé qui la fait pester.

C’est mon mentor, elle m’a tout appris et surtout grâce à elle j’ai vécu des moments de radio particulièrement intenses.
Avec Salman Rushdie à Strasbourg
L’un des plus forts a eu lieu à Strasbourg en novembre 1993. Au premier parlement international des écrivains qui à la suite de l’assassinat de Tahar Djaout avait fait appel à une soixantaine d’intellectuels pour lutter contre les persécutions d’artistes victimes des dictatures politiques et religieuses dans le monde. Bref, un rendez-vous littéraire majeur que Cella me demande de couvrir, alors que je suis encore en formation au CFPJ, donc pas du tout une journaliste aguerrie, mais elle me fait confiance. Sur place, sont invités les esprits les plus brillants des cinq continents : Edouard Glissant, Susan Sontag, Wole Soyinka, Octavio Paz, Adonis, Russell Banks…
Avec mon nagra vissé à l’épaule, j’enregistre à tour de bras, je réussis à poser une question à Toni Morrison lauréate du Prix Nobel de littérature, je réunis devant mon micro Jacques Derrida et Pierre Bourdieu pour un dialogue intense auquel je ne comprends pas tout… J’assiste à tous les débats, je croise des dizaines d’écrivains, tous portés par la même ferveur. Le dimanche en fin d’après-midi, considérant que j’ai assez de matière, je décide de prendre un train plus tôt pour Paris.
Sur le quai de la gare, soudain, dans les haut-parleurs j’entends qu’on cite mon nom et que je suis demandée à l’accueil pour un appel téléphonique urgent. Au bout du fil, mon amoureux, journaliste aussi et de permanence ce week-end-là, m’annonce qu’une dépêche vient de tomber : Salman Rushdie pourrait apparaître au Parlement des écrivains. La nouvelle est dingue, l’écrivain se cache depuis qu’il est la cible d’une fatwa en 1989 après la publication de ses Versets Sataniques. Personne ne croyait à son apparition publique à Strasbourg.
Quoiqu’il en soit, impossible de manquer l’événement ! Je fais demi-tour illico, je repasse à l’hôtel déposer ma valise, et je repars en courant, enfin autant que faire se peut avec le lourd nagra de l’époque, mais quand j’arrive devant le palais des congrès, tous les accès sont bloqués par la police, la foule sans doute avertie par la rumeur est dense, et il faut que je joue des coudes pour enfin arriver devant un agent de sécurité à qui j’exhibe mon badge, mon micro et mon meilleur sourire pour négocier ma réentrée.

Bref, par je ne sais quel miracle, la chance de débutante ou l’obstination ? je finis par le convaincre, mais à une condition : je ne peux pas aller dans la salle qui est bouclée, mais seulement accéder au dernier étage des gradins par un escalier de service. Bien sûr j’accepte et à peine arrivée en haut des marches où je me retrouve, surprise, entre deux policiers armés qui surveillent les alentours, j’entends une immense clameur avant de voir quoique ce soit. Sur ma droite, côté cour de la scène, vient d’entrer Salman Rushdie sur le plateau avec une garde rapprochée de protection. Je mets en route le nagra, pas le temps de vérifier les niveaux, les galettes tournent, la bande immortalise ces minutes historiques.
« La littérature est un art nécessaire et explosif. »
C’est un moment inoubliable : l’émotion de voir cet écrivain présent malgré la menace, devenu malgré lui une icône, les applaudissements puissants du public debout, les mots enfin de l’auteur pour dire la nécessité d’une solidarité collective face à l’inertie des états, européens notamment, et l’appel à la résistance et à la mobilisation pour que les intellectuels ne soient plus victimes de leur liberté d’expression. Trente-deux ans plus tard, avec Boualem Sansal arbitrairement incarcéré à ce jour, la question reste toujours d’actualité.
J’ai eu la chance d’interviewer Salman Rushdie à deux reprises après cet événement. La dernière fois, il était en grande forme, on avait beaucoup ri à l’antenne, il était très détendu, semblant avoir oublié tout risque de danger. C’était sans compter sur l’attaque au couteau qu’il subirait à New-York en 2022 où il perdrait un œil. La littérature est un art nécessaire et explosif.
D’où la nécessité de ce métier de journaliste littéraire : donner la parole aux écrivains et la relayer dans le monde entier, comme on peut le faire sur RFI. Est-ce que c’est une mission ? Je ne sais pas. Mais une responsabilité certainement. De même qu’un livre peut changer une personne, je suis convaincue que la voix d’un.e auteur.e peut changer une auditrice, un auditeur. Et depuis plus de trente ans que j’ai la chance d’être sur cette chaîne, j’en ai eu plus d’une fois la preuve par des témoignages.

A l’époque, quand je travaillais aux côtés de Cella Minart, c’était du courrier que nous recevions : des lettres manuscrites. Je me souviens de l’une d’entre elles, d’un auditeur qui écoutait Fréquence Lire sur les grandes ondes, il vivait en Russie, j’avais été très impressionnée. On lui avait répondu, Cella dictait, moi je tapais à la machine, et je me disais que c’était quand même une sacrée machine cette radio internationale qui permettait que des inconnus à des milliers de kilomètres d’écart soit réunis grâce à ce bonheur infime et précieux : parler d’un livre.
L’auteure

Catherine Fruchon-Toussaint
Né en 1967 à Tours
Journaliste à RFI depuis février 1992
Elle a toujours été toujours été journaliste littéraire
soit aux programmes
soit à l’info








































Laisser un commentaire