Passion cinéma
par Catherine Ruelle
En 1969, pour financer mes études à Sciences Po, j’intègre Inter Services Jeunes, à l’ORTF. En 1971, je décline l’offre du service politique de France-Inter et rejoins la Direction des Affaires Extérieures et de la Coopération de l’ORTF (la DAEC). Un vrai choix entre une carrière de « journaliste politique à la française » ou une aventure « sans filets » à parcourir le monde. J’ai 21 ans, je suis en licence d’histoire, licence que je ne terminerai jamais, vous vous en doutez. L’histoire en direct est bien plus passionnante !
Je suis affectée aux émissions du soir dirigées par Guy Riboreau, aux côtés de Jacques Gheysens. Petites chroniques, mini-reportages, papiers pour le 20h ou le 22h sont mon lot quotidien. Le chroniqueur cinéma quitte alors la radio et je le remplace avec enthousiasme… Le cinéma me passionne. Je ne serai pas déçue !

Premier choc : la rencontre avec deux monstres du cinéma, Orson Welles à la cinémathèque française, et Abel Gance chez lui. Le cinéaste, novateur s’il en fut, travaillait à la restauration de son Napoléon. De sacrés « parrains » pour une belle initiation…
Nouveau choc, quelques semaines plus tard : notre réalisateur Jean-Claude Weisz m’annonce la visite d’un cinéaste rencontré aux Journées Cinématographiques de Carthage 1970. Le cinéaste en question pousse la porte de notre bureau, au 6ème étage de la Maison de la Radio. D’un coup la pièce semble rétrécir à vue d’œil, « aspirée » par la présence charismatique de celui dont j’apprends qu’il est sénégalais et se nomme Djibril Diop Mambety. Il termine le montage de son premier long-métrage et cherche une musique pour renforcer son propos.
Nous discutons pendant trois bonnes heures. Ce jeune homme de 26 ans nous y décrit très finement la situation de son pays, le Sénégal, indépendant depuis une dizaine d’années. Il développe les thèmes de son film et notamment le dilemme de la jeunesse : rester au pays sans perspective aucune, ou partir vers l’ailleurs occidental, le miroir aux alouettes. A la fin de la journée, Jean-Claude nous fait écouter J’ai deux amours, mon pays et Paris chanté par Joséphine Baker. Djibril est conquis. Notre réalisateur lui fabrique une « boucle » d’une vingtaine de secondes, longueur adéquate pour qu’il n’y ait pas trop de droits à payer. La musique devient le leitmotiv du film : « Paris, Paris, Paris, c’est dans mon cœur un coin de paradis ».
« J’avais l’impression étrange d’assister au tout début de l’art cinématographique ! »
Quant à mon cœur à moi, il a alors découvert son coin de paradis : de reportages en festivals, de projections en rencontres, de Dakar à Cannes en passant par Beyrouth, Alger, etc. Une décennie à peine après l’émergence du septième art en Afrique subsaharienne, j’avais l’impression étrange d’assister au tout début de l’art cinématographique ! Une nouvelle naissance, 77 ans après la création du cinéma par les frères Lumière. Et je découvre qu’il faut passer par le prisme du cinéma, la force des images, l’émotion, pour faire comprendre ce monde nouveau « décolonisé » en train de naître sous nos yeux.
Le cinéma n’était encore qu’une chronique sur l’antenne de RFI, mais il n’allait pas tarder à prendre toute sa place avec un rendez-vous hebdomadaire dédiée : Grand écran. Une émission plutôt sage et cinéphile dont on me confiera la responsabilité et qui deviendra tout autant une émission d’actualité qu’une émission de cinéma.
En France et en Europe, la période est brillante et en prise directe sur l’évolution du monde. Mais ailleurs le bouillonnement est particulièrement riche. Les cinéastes d’Afrique, du Proche-Orient ou d’Amérique Latine que je rencontre sont libres, audacieux, engagés dans une quête pour une troisième voie politique et créatrice, héritiers en cela du mouvement des Non-Alignés. Leurs œuvres débordent d’une inventivité saisissante combinée à une vraie vision politique.
« Catherine Radiateur, ta voix me réchauffe ! »
En Afrique, suivant les pistes défrichées par le Sénégalais Sembène Ousmane, « l’Ainé des Anciens», et conscients de leur responsabilité dans la nouvelle Afrique, apparaissent sur tout le continent des cinéastes dont les films nourris du réel témoignent d’une nouvelle écriture aux frontières de la fiction et du documentaire. En quelques années, ils brisent les clichés, ouvrent des espaces nouveaux de réflexion et proposent des images multiples où affleure souvent la réalité invisible.
Très rapidement nos enthousiasmes cinématographiques et notre manière très « illustrée » de présenter les films, suscitent un véritable engouement auprès des auditeurs. Peut-être pas uniquement pour des motifs cinématographiques. Je recevais parfois du courrier adressé à « Catherine Radiateur, ta voix me réchauffe ! ». En tout cas, le succès est au rendez-vous. Au cœur de l’émission, des interviews et des reportages sur le terrain. Une plongée dans les festivals africains, en particulier au Fespaco à Ouagadougou où j’allais pour la première fois en 1976. Et la couverture des grands festivals internationaux : festival de Durban, festival de Berlin, festival de Cannes où Lakhdar Hamina remporte en 1975 la Palme d’or avec Chronique des années de braise. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Des années de braise !
Au festival de Cannes, cette année-la, nous montons notre premier studio RFI dans une chambre d’hôtel, non loin du Palais des festivals. La chambre est si petite que le technicien et le réalisateur travaillent dans la salle de bains, avec les magnétos dans la baignoire ! Et pourtant nous y recevons les plus grands dont Youssef Chahine ou Wim Wenders…
Mais nous étions sous Giscard, en pleine France-Afrique, et la réaction des ambassadeurs et autres attachés culturels sur le continent africain ne se fait pas attendre…
La direction reçoit lettres sur lettres, courroucées et virulentes, suite aux interviews de Sembène Ousmane sur les films Emitaï, Ceddo ou Xala évoquant la colonisation; ou encore le néo-colonialisme dans les films de Med Hondo, Nous aurons toute la mort pour dormir ou Polisario un peuple en armes – films pourtant sortis sur les écrans français. Il faut dire que l’émission avait acquis une grande popularité et une certaine influence.
« L’esprit de Djibril »
Eloignée de l’antenne pour cette raison, j’y reviens en 1982, sous la direction d’Hervé Bourges, et l’émission s’installe sous un nom plus approprié : l’Actualité du cinéma. Puis, en 1996, dans le nouveau format tout info, le programme devient Cinémas d’aujourd’hui, Cinémas sans frontières et s’impose dans le paysage audiovisuel français comme l’émission la plus ancienne consacrée aux cinémas d’auteur et aux cinémas du monde.
A force de parler d’images et de les faire vivre sur les antennes de RFI, nous avons eu à cœur de participer à une meilleure exposition publique des films. Les différentes directions de la radio nous ont suivis et même soutenus financièrement. Nous avons créé des prix, comme le Prix Djibril Diop Mambety au festival de Cannes, ou le Prix RFI du public au Fespaco. Nous avons initié des festivals aussi : Racines, rencontres des cinémas du monde noir dès 1985 à Paris au Forum des Images et à la Maison des Cultures du Monde, ou le Ciné-Club Afrique au Musée Dapper. Nous avons également coédité des livres et des publications musicales consacrées à la musique de films : Africavision.
Mon souvenir le plus émouvant: le témoignage d’un critique marocain. Emprisonné dans les geôles de Kenitra, il avait gardé l’espoir, me dit-il, en écoutant chaque semaine l’émission qui le faisait voyager au pays des images et des utopies…
Mon souvenir le plus fort fut ce magnifique hommage organisé en l’honneur de Djibril Diop Mambety en juillet 2008 pour commémorer le 10ème anniversaire de sa disparition. Initié au Musée Dapper à Paris, dans le cadre du Ciné-club mensuel, puis aux Rencontres d’Hergla organisées en Tunisie par Mohamed Challouf, l’hommage s’est terminé dans les nuits incandescentes de Dakar, dans la Medina et à Colobane. Sur des écrans géants, toute la soirée devant un nombreux public populaire et en présence de cinéastes de tout le continent, nous avons diffusé les films, en plein air, jusqu’à ce que tombe la première pluie d’un été particulièrement sec…
Tout le monde alors a communié dans « l’esprit de Djibril » !

Des équipes soudées : en plus de mes parrains de cinéma, j’ai eu la chance folle d’être accompagnée au fil des années par des passionné(e)s, les réalisateurs Philippe Carcassonne, Jean-Frédérique Etienne et Cécile Fournier et de formidables journalistes et critiques, Bintou Simporé, Blaise N’Djehoya, Bérénice Balta (dont le contrat fut subventionné de 1990 à 1994 par Unifrance films), Olivia Aubertin, Alexandra Guelil, France Hatron, Bahia Allouache entre autres.
L’auteure


Catherine Ruelle
Née en 1950 à Ablon-sur-Seine
Journaliste à l’ORTF (DAEC) de 1971 à 1975
Journaliste à RFI de 1975 à 2012
A l’origine de plusieurs chroniques et magazines de cinéma : Grand Ecran, Actualité du cinéma, Cinémas d’aujourd’hui, Cinémas sans frontières
Créatrice des Prix Djibril Diop Mambety au festival de Cannes, du prix RFI du public au Fespaco
Créatrice des festivals Racines, rencontres des cinémas du monde noir à Paris (Forum des Images et à la Maison des Cultures du Monde) et Ciné Club Afrique au Musée Dapper








































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